I) DARWINISME SOCIAL, RACISME SCIENTIFIQUE ET RACINES DU NAZISME


Le 24 novembre 1859, Charles Darwin publie L'Origine des espèces. Selon sa thèse, la nature sélectionne les espèces animales et végétales les mieux adaptées à leur environnement, les autres finissent naturellement par disparaître.

 

Cette théorie de la sélection naturelle est alors très vite récupérée par une multitude d’intellectuels et de politiques qui vont l’utiliser pour justifier les ambitions impérialistes, la colonisation, l'exacerbation des nationalismes ainsi que le rejet de toute charité chrétienne. En concomitance avec cette théorie apparaît une nouvelle conception idéologique : le darwinisme social, qui présente les luttes civiles, les inégalités sociales et les guerres de conquête comme l'application à l'espèce humaine de la sélection naturelle.

 

Cette idéologie considère légitime que les «races humaines» et les êtres les plus faibles disparaissent et laissent la place aux races et aux êtres les mieux armés pour survivre. Par ailleurs, elle prône l'eugénisme, c'est-à-dire l'amélioration de l'espèce humaine par une sélection à la conception ou à la naissance et par le rejet de toutes formes de métissages censés altérer la pureté des races dites supérieures.

 

En 1871, dans son ouvrage La descendance de l'homme, Darwin présente la disparition des «races inférieures», comme l’issue normale d'une impitoyable concurrence. Le racisme scientifique est né. Désormais, nombre de spécialistes vont déployer une énergie considérable pour démontrer une hypothétique inégalité entre les races. Avec le succès considérable rencontré par les zoos humains, ce sont d’innombrables « spécimens » originaires de toutes les régions du monde qui s’offrent à eux.

 

La phrénologie (étude de la morphologie des crânes) suscite par ailleurs un engouement extraordinaire. Cette discipline, développée au XIXè siècle par Franz Joseph Gall et aujourd’hui rejetée par la communauté scientifique, prétend déceler les tendances criminelles de certains individus, ou encore leur aptitude à résoudre des problèmes mathématiques en observant simplement la forme générale et les aspérités de leur crâne. L’expression avoir la bosse des maths est directement héritée de ces études pseudo-scientifiques.

 

Tous ces travaux contribuent à renforcer l’idée d’une hiérarchie des races dont certaines seraient vouées à dominer voire à supplanter les autres.  En Allemagne, certains penseurs comme Ernst Haeckel soutiennent dans ce contexte la thèse de la lutte des races (1883). D’autres comme Ludwig Woltmann vont jusqu’à prôner une « extermination directe ». Toutes ces idées constitueront quelques années plus tard le socle idéologique du nazisme avec toutes les conséquences que l’on sait…

 

II) UN MONDE OCCIDENTAL EN QUETE D’EXOTISME

 

Au moment des conquêtes coloniales, les récits des aventuriers qui parcourent le monde alimentent toutes sortes de rêveries et de fantasmes chez les européens. La presse et la littérature populaire rendent d’ailleurs compte régulièrement des progrès en matière d’exploration tout en satisfaisant largement le désir d’exotisme exprimé par l’opinion publique. Tous ces récits décrivent avec force détails des paysages à couper le souffle peuplés d’espèces souvent terrifiantes au premier titre desquels figurent les rhinocéros dont la combativité légendaire, évoquée dès l’Antiquité par Pline l’Ancien, n’a de cesse d’alimenter l’imaginaire collectif.

 

III) A LA RECHERCHE DU CHAINON MANQUANT

 

En ce début de XXè siècle, le cœur du gigantesque continent africain reste en grande partie vierge de toute présence occidentale. Pourtant, sur tous les fronts de la colonisation, les explorateurs progressent rapidement et se livrent à une véritable compétition pour mettre à jour de nouvelles espèces végétales et animales toutes plus extravagantes les unes que les autres.

 

Parmi les découvertes réalisées, les grands primates constituent à partir des années 1920 un objet d’étude privilégié pour plusieurs zoologues à tel point qu’une chasse intense, menée à des fins scientifiques, raréfie déjà considérablement l’espèce.

 

La découverte du gorille des montagnes en 1902 est attribuée au capitaine allemand Oscar Von Beringe. Longtemps le gorille a été présenté comme un ravisseur de femmes comme c’est le cas ici dans l’ouvrage de Paul Dancrède publié en 1931. De telles légendes alimentent alors toutes sortes de fantasmes qui donneront entre autres naissance au mythe de King Kong dont la toute première version filmée sort sur les écrans en 1933.

 

Cette tentative d’humaniser les singes s’inscrit dans le cadre de recherches scientifiques très sérieuses, qui visent alors à découvrir le chaînon manquant entre les deux espèces. Certains organisateurs de spectacles s’emparent du concept sans aucun état d’âme et prétendent présenter au public des individus hybrides. 

 

Ici, un explorateur pose sereinement en compagnie d’un gorille dont la posture semble assez peu crédible. A y regarder de plus près, on décèle assez facilement la supercherie ; l’animal est empaillé et maintenu en position verticale par une armature dissimulée maladroitement derrière lui ce qui lui confère une stature humaine qui n’a absolument rien de naturelle chez les représentants de cette espèce. 

 

IV) L’INDIGENE VU PAR JULES VERNE DANS CINQ SEMAINES EN BALLON (1863)

 

Extrait :

 

A l’apparition de l’aérostat, il y eut un temps d’arrêt ; les hurlements redoublèrent ; quelques flèches furent lancées vers la nacelle, et l’une d’elles assez près pour que Joe l’arrêtât de la main.

« Montons hors de leur portée ! s’écria le docteur Fergusson. Pas d’imprudence ! Cela ne nous est pas permis ».

Le massacre continuait de part et d’autre, à coups de haches et de sagaies ; dès qu’un ennemi gisait sur le sol, son adversaire se hâtait de lui couper la tête ; les femmes, mêlées à cette cohue, ramassaient les têtes sanglantes et les empilaient à chaque extrémité du champ de bataille ; souvent elles se battaient pour conquérir ce hideux trophée. (…)

Le chef de l’un de ces partis sauvages se distinguait par une taille athlétique, jointe à une force d’Hercule. D’une main il plongeait sa lance dans les rangs compacts de ses ennemis, et de l’autre y faisait de grandes trouées à coup de hache. A un moment, il rejeta loin de lui sa sagaie rouge de sang, se précipita sur un blessé dont il trancha le bras d’un seul coup, prit ce bras d’une main, et, le portant à sa bouche, il y mordit à pleines dents.

« Ah ! dit Kennedy, l’horrible bête ! Je n’y tiens plus ! »

Et le guerrier, frappé d’une balle au front, tomba en arrière.

 

V) LA ROLE DE LA PUBLICITE ET DE L’ICONOGRAPHIE POPULAIRE DANS LA DIFFUSION D’UNE CONCEPTION RACISTE DE L’INDIGENE

 

L’image des peuples colonisés à la fin du XIXè et au début du XXè siècle est caricaturale et presque systématiquement dévalorisante comme en témoignent les cartes postales, les chromolithographies et certaines publicités. Les indigènes y sont représentés comme des sauvages souvent anthropophages, à mi-chemin entre l'homme et l'animal, à la fois couards et voués à la soumission aux peuples Européens. Après la première guerre mondiale, cette image dégradante s’efface quelque peu au profit de celle du grand enfant sympathique mais intellectuellement attardés et affublés d’un langage rudimentaire. Jusque dans les années 1950, nombre de ces préjugés continuent d’être véhiculés notamment au travers des buvards publicitaires qui apparaissent alors comme un vecteur important du racisme populaire.

 

VI) LA MODE DES FREAK SHOWS

 

La mode des freak shows est lancée en 1836 aux Etats-Unis par le célèbre montreur de phénomènes Phineas Taylor Barnum. Toutes sortes d’anomalies physiques, mentales ou comportementales sont alors présentées dans les cirques, les foires, les carnavals, les musées, les salles de spectacles ou les parcs d’attractions. Ces curiosités déplacent des foules considérables qui se pressent pour observer géants, nains, obèses, manchots, hommes tronc, siamois ou femmes à barbe. A la fin du siècle, l’Anglais Joseph Merrick, victime d’une spectaculaire malformation crânienne, est lui aussi exhibé en tant que monstre de foire dans toute l’Europe sous le surnom resté célèbre d’Elephant man.

 

VII) DES HOMMES ANIMALISES : SAUVAGES ET ZOOS HUMAINS

 

A partir du milieu du XIXè siècle, les exhibitions de peuples exotiques se multiplient et rencontrent un succès croissant auprès du public. En Allemagne, le revendeur d’animaux sauvages Carl Hagenbeck reprend le concept à son compte et invente le zoo humain. Du simple individu exposé ponctuellement on passe désormais à des troupes itinérantes entières présentées dans leur cadre de vie reconstitué en compagnie d’animaux sauvages. En 1874, à Hambourg, la toute première exposition organisée par Hagenbeck regroupe un peuple issu des régions septentrionales de l’Europe : une troupe de Lapons accompagnés de six rennes.

 

Dans son sillage, Geoffroy de Saint-Hilaire, le directeur du Jardin d’acclimatation de Paris, propose dès 1877 ses premiers «spectacles ethnologiques» avec des Nubiens et des Esquimaux. Le succès est immédiat et le Jardin dépasse cette année-là le million d’entrées payantes. De nombreux autres lieux exploitent à leur tour le filon, parmi lesquels les expositions universelles ou coloniales mais aussi les établissements de spectacles comme les Folies Bergère ou encore le Théâtre de la Porte-Saint-Martin.

 

De nombreuses cartes postales témoignent de la fascination manifestée par les populations européennes à l’égard des spectacles anthropozoologiques. Sur l’une des cartes postales qui immortalise la sortie des noirs lors de l’exposition d’Angers de 1906, on notera la mention manuscrite : « Avons assisté le 10 juillet 1906 » qui révèle toute l’exceptionnalité d’un tel événement à l’aube du XXè siècle. On soulignera l’ambiguïté des cartes postales présentant des Malabares (Indiens) exposés à Paris, dont l’image est associée à la mention « Jardin Zoologique d’Acclimatation » qui tend naturellement à créer une confusion entre l’homme et l’animal. De même, on s’attardera sur cette publicité fort révélatrice des mentalités de l’époque où l’on voit deux enfants blancs offrir du chocolat à des petits noirs au nez percé d’un anneau dont l’usage est d’habitude réservé aux animaux. Ici, la barrière matérialise plus que jamais la séparation nette que l’occidental cherche à dresser entre le monde dit civilisé et celui de la sauvagerie. Au cours de ces expositions, certains traits de culture parfois très impressionnants sont mis en scène avec plus ou moins de réalisme : cérémonies liées à la maternité, aux mariages ou aux décès, scarifications, danses rituelles, polygamie, entomophagie, femmes à plateaux, parodies de sacrifices humains, de chasse à l’homme ou de cannibalisme. La publicité, toujours en quête d’originalité, récupère à l’envi cette thématique sensationnaliste. Au cours des années 1930, le phénomène des zoos humains disparaît définitivement.

 

VIII) UNE FASCINATION POUR LA SENSUALITE INDIGENE

 

La plastique des peuples indigènes suscite pour sa part un intérêt considérable. La philatélie et la numismatique coloniales offrent à ce propos un témoignage ethnographique majeur ; elles mettent en exergue l’immense variété des peuples qui composent le monde ainsi que toute la complexité des parures, coiffures et tenues vestimentaires. Elles s’attardent avec délectation sur les pratiques culturelles originales, la beauté et la sensualité des corps. L’érotisme et la vitalité sexuelle sont présentés comme une composante essentielle de l’âme africaine ; nombre de cartes postales et de timbres exploitent cette thématique, comme si, au travers de cette sensualité, l’Occident cherchait à retrouver les origines lointaines de sa propre animalité. Toutefois, on notera que si la nudité est coutumière en Afrique noire, la situation est très différente dans le monde arabo-musulman où une très importante iconographie de charme s’acharne pourtant à représenter de jeunes mauresques dénudées offertes lascivement. Ceci constitue un bon exemple de fantasme projeté en dehors de toute réalité culturelle.

 

IX) L’INFLUENCE ARTISTIQUE DE L’ART NEGRE

 

Pablo Picasso qui n’a jamais visité le continent noir possédait chez lui pas moins d’une centaine de sculptures et de masques africains. L’influence de l’art nègre transparaît dans une centaine de ses créations. C’est au musée du Trocadéro à Paris que ces œuvres dites primitives lui ont fait appréhender une toute autre dimension artistique : « Ce n’étaient pas seulement des sculptures comme les autres. C’était des objets magiques », dira-t-il plus tard. Grâce à eux, il a pu engager son œuvre dans l’abstraction de la forme notamment au travers des célèbres « Demoiselles d’Avignon » qui rompent totalement avec l’académisme européen. Jusque là considéré comme une curiosité ethnographique, cet art trouve dès-lors la place qui lui revient aujourd’hui, celle d’un art à part entière.

 

X) LES TROUPES COLONIALES FRANCAISES

 

Le corps militaire des tirailleurs sénégalais est créé en 1857 sous Napoléon III, par le gouverneur général de l’Afrique Occidentale Française Faidherbe. Sous cette appellation générique sont regroupés des combattants noirs de toute l’Afrique française. D’autres troupes coloniales sont également mises à contribution lors de la première guerre mondiale comme les tirailleurs annamites en provenance d’Indochine ou encore les spahis et les zouaves originaires du Maghreb.

 

Au cours de la Grande Guerre ces troupes fournissent à la France environ 200 000 hommes dont un cinquième va trouver la mort au cours des hostilités. Au contact de ces indigènes, certains préjugés raciaux tendent à s’estomper. Ici, une carte postale témoigne remarquablement de cette évolution des mentalités par la mention écrite de la main même d’un poilu : « Vivent les amis noirs, vive la France ».

 

XI) UNE IMAGE QUI EVOLUE EN FRANCE AVEC LA GRANDE GUERRE

 

Au cours des hostilités, les autorités françaises s’efforcent de valoriser les troupes coloniales qui combattent aux côtés des soldats français dans les tranchées. L’iconographie leur devient plus favorable de même que la sémantique : les termes de « noirs » ou de « tirailleurs » se substituent désormais à celui de « sauvages » largement employé jusqu’alors.

 

Les peuples colonisés sont désormais perçus avec bienveillance et affection comme l’attestent les cartes postales ci-dessus. Les autorités prennent désormais bien soin d’insister sur les valeurs morales de ces combattants alors même que la propagande allemande se déchaîne contre eux. Malgré cela, la vision nouvelle qui se forge dans les esprits reste largement empreinte de racisme : si le mythe du sauvage tend à s’effacer, l’image du noir est à présent de plus en plus souvent associée à celle d’un être immature, simple d’esprit, profondément gentil et fondamentalement naïf (mythe du bon sauvage). Cette conception s’exprimera des années plus tard de façon tout à fait caricaturale dans l’album d’Hergé Tintin au Congo (1931).

 

Le thème de la sauvagerie ne disparaît pas pour autant de l’iconographie. Si elle n’apparaît plus systématiquement comme l’apanage des populations noires, elle est néanmoins largement reprise par la propagande pour stigmatiser le peuple allemand comme l’illustrent plusieurs cartes postales sur lesquelles l’envahisseur germanique est représenté sous les trait d'un barbare ou encore d'un monstre simiesque, brutal et sanguinaire. 

 

XII) LE MONUMENT AUX MORTS DE REIMS « AUX HEROS DE L'ARMEE NOIRE »

 

En 1921, est créé à Paris le Comité aux héros de l'Armée noire chargé de faire ériger en métropole et en Afrique, un monument à la mémoire des indigènes morts pour la France au cours de la première guerre mondiale. Deux villes sont rapidement retenues : Reims en métropole, et Bamako capitale du Soudan français (actuel Mali). Le 29 octobre 1922, le ministre de la Guerre, André Maginot, pose la première pierre du monument et rappelle à cette occasion le « rôle glorieux » des troupes noires au cours de la première guerre mondiale. Le maire Charles Roche, affirme pour sa part toute la fierté des Rémois ainsi que leur reconnaissance :

 

« Nous sommes très honorés et très fiers que notre cité ait été choisie pour l'érection de ce monument commémoratif. Les motifs qui ont présidé à ce choix paraissent d'ailleurs absolument légitimes. C'est en défendant notre ville que l'Armée noire a subi les pertes les plus lourdes et qu'elle a victorieusement résisté aux assauts les plus terribles de l'ennemi, et c'est encore de notre région que le 5 septembre 1918, elle s'est élancée à la poursuite de l'ennemi, le culbutant sur la Suippe, la Retourne et l'Aisne [...] Au nom de la Ville de Reims, je m'incline respectueusement devant ceux qui symbolisent la vaillance, l'abnégation et le sacrifice. J'exprime notre éternelle reconnaissance aux sublimes héros qui, pour la défense de notre chère cité et de notre France immortelle, ont donné leur sang et leur existence, et ont écrit la plus glorieuse page de notre Histoire nationale [...] » 

 

Le 13 juillet 1924, le monument est inauguré officiellement en présence du ministre des colonies Édouard Daladier, quelques mois après celui de Bamako qui en est la réplique exacte.

 

Oeuvre du sculpteur Paul Moreau-Vauthier et de l’architecte Auguste Bluysen, le monument est constitué d'un socle en granit rapporté d'Afrique où sont gravés les noms des principales batailles auxquelles ont participé les troupes africaines ; le tout surmonté d’une statuaire en bronze figurant un groupe de soldats africains rassemblés autour d'un drapeau français porté par un officier blanc.

 

Si le monument de Bamako peut toujours être admiré, celui de Reims n’existe plus aujourd’hui. En effet, lors de la seconde guerre mondiale, il fut l’objet d’une attention toute particulière des autorités allemandes qui, par haine raciale, le firent convoyer en train dès septembre 1940 vers une destination inconnue probablement pour le faire fondre. C’est seulement en 1963 que la ville de Reims inaugure un nouveau monument plus «politiquement correct» à l’heure de la décolonisation. Il est constitué de deux obélisques de 7 mètres de haut symboles de l’union des combattants métropolitains et africains, le tout posé sur un bloc d'une tonne qui représente la résistance de Reims et de ses défenseurs lors la Grande Guerre.

 

Au regard des sacrifices consentis par cette Armée Noire, la France leur a finalement érigé très peu de monuments. Deux d'entre eux sont visibles dans l'enceinte du Jardin d'agronomie tropicale de Paris, dans le Bois de Vincennes. Deux autres ont été érigés dans le département du Var à Saint-Raphaël et à Fréjus, où étaient installés pendant la première guerre mondiale les dépôts de l'armée «coloniale indigène».

 

XIII) UNE IMAGE QUI RESTE MARQUEE PAR DE NOMBREUX PREJUGES

 

Dans la plupart des esprits, les préjugés restent cependant profondément ancrés. Certaines cartes postales continuent d’ailleurs de dresser un portrait peu glorieux des peuples colonisés en exploitant avec délectation tous les stéréotypes racistes de l’époque. Si, la plupart de ces documents visent en premier lieu le Kaiser, ils témoignent malgré tout souvent d’une redoutable condescendance à l’égard des peuples colonisés.

 

L’Africain est souvent présenté comme un essorilleur,  un coupeur de tête ou encore un mangeur d’homme. Quand il s’exprime c’est avec un langage rudimentaire censé témoigner de son infériorité mentale (i li mauvais comme li cochon !…) . Quand on le nomme c’est avec des sobriquets infantilisants (Boudou-Badabou). Tantôt, il est mis au contact avec le cochon animal impur pour nombre de tirailleurs adeptes de l’Islam ; tantôt il est figuré à proximité d’une cage qui ne manque pas de rappeler la pratique des zoos humains dans lesquels nombre d’indigènes furent exhibés tels des bêtes de foire. En mentionnant au dessus de cette cage le nom d’Hagenbeck qui fut le principal instigateur de ces exposition anthropozoologiques, le dessinateur cherche à avilir le Kaiser en le comparant non seulement à un fauve mais aussi indirectement aux « sauvages » qu’on avait pour habitude d’exhiber au grand public. Ces derniers, représentés à l’extérieur de la cage, rappellent avec une cruelle ironie, cette inversion des rôles.

 

XIV) TINTIN AU CONGO

 

La parution des aventures de Tintin au Congo, d’abord en noir et blanc, débute le 5 juin 1930 dans le très catholique et très conservateur journal intitulé Le Petit Vingtième. Le Congo belge constitue alors un véritable Eldorado pour la métropole qui y exploite d’immenses gisements de diamants et de métaux précieux. Pour la réalisation de son ouvrage, Hergé, en manque d’inspiration et soucieux de répondre à une demande insistante du public avide d’exotisme, semble s’être presque exclusivement inspiré des préjugés de l’époque complétés en partie par l’ouvrage d’André Maurois intitulé Les silences du colonel Bramble.

 

En 1946, Hergé entreprend une refonte complète de son travail qui va lui donner la forme colorisée que nous lui connaissons aujourd’hui. De 110 planches initiales, il n’en conserve que 62 dont il redessine avec minutie la quasi totalité des vignettes. Il prend alors soin d’alléger considérablement les dialogues et d’effacer les éléments proprement belges. Ainsi, la leçon de géographie sur « Votre Patrie la Belgique » est remplacée par un simple cours d’arithmétique. Tintin, coiffé de son casque colonial, incarne dans cet ouvrage la figure du colon européen en terres soumises.

 

Dans ces planches, l’ensemble des stéréotypes colonialistes propres à cette époque sont avancés. Tintin est en permanence valorisé ; c’est lui qui mène avec autorité et détermination les opérations lors du redressement du train déraillé. La dernière planche de l’ouvrage reprend d’ailleurs cette thématique de la supériorité du Blanc puisqu’on y voit, entre autre, un Congolais s’exclamer : « Dire qu’en Europe, tous les petits blancs y en a être comme Tintin…». 

 

 Au travers Tintin, c’est donc tout le paternalisme colonial qui s’exprime. Les Congolais, sont systématiquement présentés comme de grands enfants attardés, peureux, fainéants mais gentils. Ils sont affublés d’accoutrements occidentaux tout aussi inappropriés que ridicules dans la brousse mais qui témoignent de leur supposée volonté d’assimilation. Les traits de leurs visages sont caricaturaux : yeux exorbités et lèvres grossières. Enfin, ils emploient un langage simpliste alors même que Milou s’exprime en bon français. Enfin, l’exercice d’arithmétique 2+2= ? pour lequel personne n’a la réponse laisse largement présumer de leurs performances intellectuelles.

 

Pour se justifier, Hergé déclarera quelques années plus tard :

 

« Pour le Congo tout comme pour Tintin au pays des Soviets, il se fait que j’étais nourri des préjugés du milieu dans lequel je vivais… C’était en 1930. Je ne connaissais de ce pays que ce que les gens en racontaient à l’époque : "Les nègres sont de grands enfants, heureusement que nous sommes là !", etc. Et je les ai dessinés, ces Africains, d’après ces critères-là, dans le pur esprit paternaliste qui était celui de l’époque en Belgique ».

 

En 1969, il cite même pour se dédouaner un article élogieux publié dans le numéro 73 de la revue africaine Zaïre :

 

« Si certaines images caricaturales du peuple congolais données par Tintin au Congo font sourire les Blancs, elles font rire franchement les Congolais, parce que les Congolais y trouvent matière à se moquer de l’homme blanc qui les voyait comme cela».

 

En 2007, la controverse rebondit lorsque la Commission britannique pour l’égalité des races juge la bande dessinée « raciste » et propose qu’elle soit retirée des librairies. Peu après, un étudiant congolais de l’Université Libre de Bruxelles dépose plainte en justice pour exiger son interdiction définitive de vente.

 

XV) L’ALLEMAGNE ET LE MYTHE DE LA HONTE NOIRE

 

Outre-Rhin, la haine du noir va s’enraciner profondément après la décision française de faire stationner plusieurs unités coloniales en Rhénanie occupée. L’Allemagne ulcérée par ce qu’elle présente comme une suprême humiliation s’engage dès 1920 dans une vaste entreprise de dénigrement de la France en développant le thème de «la honte noire».

 

Quatre affirmations sans preuves constituent le socle de cette campagne de propagande :

 

En premier lieu, le soldat noir, serait mû par d’irrépressibles pulsions sexuelles qui le conduiraient à perpétrer systématiquement des viols collectifs sur les femmes et les jeunes filles allemandes.

 

Par ces viols, les troupes noires seraient responsables d’un abâtardissement de la race germanique qu’elles contamineraient avec toutes sortes de maladies comme la syphilis, la malaria, la lèpre, le choléra ou encore la maladie du sommeil.

 

Par ailleurs, des femmes allemandes seraient enlevées en Rhénanie pour être ensuite séquestrées dans des bordels et offertes à la lubricités des coloniaux et des Français.

 

A ces pulsions sexuelles s’ajouteraient une cruauté sans nom envers leurs victimes : décapitation, ablation du nez, des oreilles ou des organes génitaux et même actes de cannibalisme. En 1921, on peut lire dans les Frankfurter Nachrichten : « Des jeunes filles ont été conduites chez des médecins sans connaissance et les veines presque vides de sang. Les noirs coupent souvent les artères de leurs victimes ou les mordent et sucent ensuite leur sang. Ce sont évidemment des bêtes sauvages ».

 

En 1923, Hitler s’empare du thème et écrit dans Mein Kampf :

 

«Les Juifs ont emmené les nègres en Rhénanie dans le but de souiller la race allemande».

 

Avec son arrivée au pouvoir en 1933, la honte noire devient un mythe nationaliste diffusé à grande échelle, notamment au cours de la campagne de France de 1940 où le ministre de la propagande Joseph Goebbels s’exclame :

 

«  il faut montrer comment une nation en déclin démographique essaie de vaincre l’Allemagne par des jaunes, noirs ou bruns d’outre-mer, et combien c’était une infamie raciale et culturelle de faire venir des nègres au bord du Rhin. Il faut dénoncer les Français comme des sadiques négrifiés et par un effort sans relâchement il faut arriver à ce que sous quinzaine, le peuple allemand soit empli de haine contre cette France corrompue et contaminée par la franc-maçonnerie. »

 

XVI) LES TROUPES COLONIALES A L’EPREUVE DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE

 

Au cours de la seconde guerre mondiale, les prisonniers noirs issus notamment des troupes coloniales françaises sont rarement faits prisonniers d’où la très faible présence de cette minorité dans les camps de concentration. Si quelques-uns, sont acheminés vers des camps de travail forcé comme celui de Poitiers, la plupart sont soit privés de nourriture jusqu’à la mort soit exécutés immédiatement après leur capture. A Chasseley dans le Rhône les combattants noirs sont mitraillés et leurs corps écrasés par une colonne blindée allemande pour leur interdire toute sépulture décente. Les autorités allemandes s’acharnent également contre les symboles en organisant le démantèlement du monument aux morts érigé à Reims en 1924 à la gloire de l’Armée Noire.

 

XVII) LE CAS TRAGIQUE DES NOIRS ALLEMANDS

 

Pour ce qui est des 24 000 afro-allemands vivants sur le territoire du Reich, la situation tourne rapidement au cauchemar. Les stérilisations forcées largement pratiquées en Allemagne avant même l’arrivée de Hitler au pouvoir sont à présent élargies à l’ensemble des métis. Les mariages interraciaux déjà prononcés sont annulés tandis que les nouveaux sont interdits et passibles de prison sous inculpation de « trahison raciale ». En 1935, les lois de Nuremberg visent directement les Juifs, les tziganes et les noirs en les désignant comme des sources de dégénérescence du sang allemand.